Marche pour Ibrahima Bah / Un an - mais qu’ont-ils fait des vidéos ?

Ce samedi 10 octobre à Sarcelles (95) une marche en l’honneur d’Ibrahima Bah avait lieu. « Ibo », jeune homme noir âgé de 22 ans, est décédé à moto en percutant un poteau, le 6 octobre 2019, à Villiers-le-Bel, ville voisine de Sarcelles; cet accident mortel aux circonstances floues s’est produit aux abords d’une opération de police. 

Un an après les faits, la marche en son honneur a eu lieu dans sa ville natale, Sarcelles. Deux villes particulières dans l’histoire des quartiers populaires. La marche s’est clôturée par l’arrestation de plusieurs motards qui étaient venus défiler en l’honneur d’Ibo, passionné de moto: ils ont tous les deux été condamnés. Récit et images.

Marcheuse tenant un des nombreux hommages à Ibo. ©Novecento pour LaMeute

Marcheuse tenant un des nombreux hommages à Ibo. ©Novecento pour LaMeute

Diané Bah, le frère d’Ibo, en a encore la voix tremblante. Un mélange de tristesse et de colère. Alors que la marche vient de s’élancer sur les voies du tram T5, traversant les grands ensembles de Sarcelles, il ne peut retenir son émotion : « Cette marche, il fallait qu’elle passe par tous les quartiers de Sarcelles. Des quartiers historiques pour les quartiers populaires. Des quartiers qu’aimait traverser Ibo à moto… »

Quelques minutes auparavant, sur une place minuscule bordée de commerces à deux pas de la maison de la Justice, les centaines de personnes venues pour la marche écoutaient les familles de victimes des violences policières qui ont fait le déplacement. Assa Traoré est au micro lorsque nous arrivons. Elle évoque la mort de son frère le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise (95), mais exhorte surtout les proches et les jeunes de la ville à rester ensemble, soudé-es, et à continuer le combat aussi vaillamment que ça l’a été jusqu’à présent (relire notre reportage sur la Marche commémorative pour Ibo de l’année dernière ici  ). Elle-même, par son travail d’éducatrice, a connu Ibo.

Apparaissent ensuite la sœur et le père de Sabri Choubi, décédé lui aussi à moto le 17 mai dernier à Argenteuil (92) (voir notre reportage “Une Jeunesse Au Front pour Sabri, ici) ; victime lui aussi du racisme policier d’une part, et d’une « Bike Life » qu’on criminalise de l’autre.

Apparaît également Awa Gueye, soeur de Babacar abattu par la police de Rennes dans la nuit du 2 au 3 novembre 2015 (notre reportage de l’année dernière à Rennes ici ) . Il y a aussi Mahamadou Camara, frère de Gaye (voir notre reportage “Pour Gaye, Deux ans de lutte collective et autonome” ici) , abattu par la police le 16 janvier 2018 à Épinay-sur-Seine (93), ainsi que Fatou Dieng, soeur de Lamine, tué à Paris le 17 juin 2007 (voir notre reportage sur la marche commémorative 13 ans après la mort de Lamine Dieng, en juin dernier ) , ou encore Makan Kebe, dont la mère, Fatouma Kebe, avait été blessée par un tir de LBD (lanceur de balle de “défense”, NDLR) à l’œil en 2013 (voir nos papiers “Un Coupable Acquitté” et “Circulez y a rien à redire ou l’erreur inavouable” sur le procès qui avait lieu en mars 2020).

On notera l’intervention rarissime de Nancy, la petite soeur de Makomé M’Bowolé, 17 ans, tué par balle à bout portant par l’inspecteur Pascal Compain, au commissariat du 18eme arrondissement de Paris en 1993 :

Je sais comment ça fait mal, je vis avec tous les jours. Quand mon frère s’est fait assassiner, on nous a soutenus, aidés malgré l’injustice. Je leur dis à toutes ces familles de ne pas lâcher. Moi j’étais trop jeune, je n’avais que 9 ans à l’époque des faits. Aujourd’hui j’en ai 36, je suis là pour contribuer, aider, soutenir toutes ces personnes qui ont été victimes. 

Diané, qui la rejoint et pose un bras autour de ses épaules, rappelle : « il faut savoir que le film La Haine a été inspiré de la tragédie de cette famille… »

Une autre sœur prend également le micro : Eleonore, la soeur de Théo Luhaka, qui ne se retient pas en critiques. « J’ai pas demandé à faire partie de cette famille, la famille des victimes des violences policières » lance-t-elle. « J’ai la rage. J’ai la rage contre vous, contre moi, contre les médias, contre les policiers… » Elle rajoute un peu plus loin : « on est en train de se parler, et dans un moins, peut-être que parmi nous il y aura une nouvelle victime. »

POUR IBO MARCHE 1 an - 10 OCT 2020-13.jpg

“Dans un mois, peut-être que parmi nous il y aura une nouvelle victime”
– Eleonore, soeur de Theo L.

Un propos récurrent dans les prises de paroles. Pour tout le monde, les violences policières peuvent arriver n’importe quand, et à n’importe qui à présent. «Demain, ça peut être toi, moi, nous ».

Ce qui se dégage aussi de ces prises de parole, c'est les mécanismes systématiques qui se mettent en place à chaque affaire de violences policières : déni, mensonges, dissimulations, renversement de la victime qui est désignée comme agresseur, promotion des policiers mis en causes... et le coup fatal, l'injustice. "Une deuxième mort" comme la décrira Makan Kebe, le fils de Madame Fatouma Kebe.

BIKE LIFE criminalisée

« Ils savent pourquoi on est là : ils savent qu’on vient défiler parce que l’un d’entre nous, un motard, est mort aux abords d’une opération de police l’année dernière. Pourtant, ils refont la même chose: ils nous mettent en danger alors qu’on condu…

« Ils savent pourquoi on est là : ils savent qu’on vient défiler parce que l’un d’entre nous, un motard, est mort aux abords d’une opération de police l’année dernière. Pourtant, ils refont la même chose: ils nous mettent en danger alors qu’on conduit, nous gazent, tout est à base de bavure…” confie M. à propos des arrestations de motards sur le retour de la Marche. ©LaMeute-Jaya

Après les prises de paroles, la marche s’élance avenue du 8 mai 1945. Enfin… LES marcheS. Car sur les murs de la ville résonne le vacarme colérique des motos des bikers, venus en nombre commémorer un des leurs. La moto, pour bien des jeunes, est une véritable passion. Elle fait partie intégrante des vies de chacun-e. Une passion que Diané Bah comprend, respecte, dont il aime « le ronronnement des moteurs », mais qu’il ne peut cependant s’empêcher de replacer dans un contexte:

Les motos sont des objets chers, que le système vend cher, que l’État va taxer. Et c’est ce même État, sa police, qui va criminaliser la Bike Life, et prendre les vies de nos jeunes.

Deux motards ont été placés en GAV à Saint Denis alors qu’ils rentraient de la Marche, autorisée par la Préfecture. Ils étaient déférés aujourd’hui au Tribunal de Bobigny: l’un d’entre eux a été condamné. ©LaMeute - Graine

Deux motards ont été placés en GAV à Saint Denis alors qu’ils rentraient de la Marche, autorisée par la Préfecture. Ils étaient déférés aujourd’hui au Tribunal de Bobigny: l’un d’entre eux a été condamné. ©LaMeute - Graine

Car la marche est aussi l’occasion d’évoquer les problèmes qui entourent l’affaire d’Ibo, ainsi que la Bike Life. Diané ajoute :  "les mecs se font une thune pas possible sur votre dos mais ils ne font même pas de prévention, quand vous cannez il n'y a rien." 

Si la marche s’est déroulée dans un calme absolu, sans incident, ni aucune provocation envers la police, nous avons pourtant reçu un message des proches d’Ibo nous informant que des motards ont été pris à partie par les forces de l’ordre alors qu’ils rentraient chez eux. Deux bikers ont fini en garde-à-vue, et la police a fait usage de gaz lacrymogène ainsi que d’une clé d’étranglement sur l’un d’entre eux. « A l’aller, les motards avaient déjà croisé la police qui les avait laissé passer. » témoigne Diané.

Contacté par notre équipe, Nabil* [le prénom a été modifié, NDLR], 28 ans, biker depuis 5 ans et présent aux marches pour Ibo raconte :

Ils ont intercepté Junior et Davdav en rentrant de la manifestation, vers 17H. On rentrait tous, la police est arrivée et le groupe s’est divisé en deux. Sur l’autoroute, déjà, ils ont gazé en pleine gueule. JR s’est fait prendre à St Denis et Davdav au niveau de Gennevilliers. Ils les ont suivis; pour JR, ils l’ont gazé et l’ont forcé à sortir de l’autoroute. 

Sur la vidéo transmise par Nabil*, on distingue clairement une course poursuite suivie par l’étranglement d’un motard et des lancers de gaz lacrymogène sur la route pour empêcher d’autres de filmer et les contraindre à s’éloigner. O., 27 ans, passionné de moto depuis toujours, raconte sensiblement le même trajet et la même irruption de la police :

“On est repartis de la marche, on devait être une cinquantaine. Et en arrivant à Aulnay-sous-Bois, on était plus qu’une quinzaine… A partir du moment où on est sortis du 95, ils nous ont pris en chasse. Plusieurs motards se sont faits arrêtés et à chaque fois, on leur demandait s’ils étaient à la marche… L’un de mes potes est ressorti la tête gonflée avec une blessure à l’arcade… une bavure de plus…”

Nabil* poursuit sa description : « il n’y a eu aucun signe d’interpellation, pas de gyrophares, rien ; alors que leurs protocole veut qu’ils soient identifiables. »

Pour Nabil* c’est clair, les policiers attendaient juste la fin de la manifestation pour procéder à des interpellations et maintenir la pression :

Ils savent pourquoi on est là : ils savent qu’on vient défiler parce que l’un d’entre nous, un motard, est mort aux abords d’une opération de police l’année dernière. Pourtant, ils refont la même chose: ils nous mettent en danger alors qu’on conduit, nous gazent, tout est à base de bavure…

Les propos de Diané rejoignent ceux de Nabil* : « L’année dernière il n’y a pas eu de tels faits parce que les autorités ne s’attendaient pas à la venue des bikers. Cette année, le comité les avaient prévenues… » L’autorisation était d’ailleurs bien autorisée par la Préfecture.

Les deux motards ont été déférés ce lundi et jugés au Tribunal de Bobigny pour rodéo sauvage et refus d’obtempérer, rébellion nous décrivent les témoins. Nabil* était présent à l’audience tout l’après-midi : “le prénom d’Ibo est revenu plusieurs fois…” raconte-t-il. Le plus jeune, JR, 19 ans, a pris 5 mois de prison avec sursis. Davdav également mais, étant déjà connu des services judiciaires, cette peine s’est transformée en 6 mois fermes.Il a 27 ans, il est marié et il a deux enfants ! C’est pas croyable. Je l’ai vu rentrer dans la salle d’audience, son visage était tout gonflé, son nez dans un sale état et il avait un œil au beurre noir.” poursuit Nabil*. Il raconte que Davdav a essayé d’expliquer au Tribunal, sans succès d’écoute, avoir été victime de violences policières : “Il disait: ‘‘j’ai vu que c’était plus jouable, j’ai levé les mains et je me suis fait tabasser. Après je me suis débattu parce qu’ils m’ont fait un plaquage ventral. Je sais que c’est dangereux, j’en ai entendu parler à la TV.’’

Nabil* ne comprend pas comment ce jeune homme, “tout fin”, puisse être une menace de rébellion pour deux policiers armés:

Dans le rapport de police, ils justifient de l’avoir frappé deux fois pour, soit-disant, le calmer… ils se protègent en invoquant la rébellion…

Pour Touté, une soutien du collectif pour Ibo, cet acharnement sur les bikers est très dangereux et est, malheureusement, quotidien :

Les bikers sont tout le temps victimes de harcèlement via la police…ça ne date pas d’hier , on pense à Laramy et Moushin, à Mehdi à Lyon en 2016, à Curtis à Massy, à Adam et Fatih à Grenoble… la liste est bien trop longue.. 

POUR IBO MARCHE 1 an - 10 OCT 2020-26.jpg

« Ibo c’est la conséquence de l’inaction de l’État et de la Justice. Ibo est mort parce qu'on a rien fait quand Laramy et Moushin sont morts en 2007 »
– Diané, frère d’Ibo

En entendant ces mots, et à quelques pas de Villiers-Le-Bel, on ne peut effectivement pas s’empêcher de penser à la mort de Laramy et Moushin à moto, le 25 novembre 2007 ; une voiture de police avait percuté les deux adolescents de 16 et 15 ans qui y avaient laissé la vie.

La semaine dernière, Diané nous confiait par ailleurs que « Ibo c'est la conséquence à l'inaction de l’État et de la Justice. Ibo est mort parce qu'on a rien fait quand Laramy et Moushin sont morts en 2007 ».

Mara Kanté, qui avait à cette époque été accusé à tord (et enfermé pendant 29 mois) d’avoir fait usage d’une arme à feu lors des révoltes, s’est lui aussi exprimé auprès des bikers : « aujourd'hui, ça peut arriver à n'importe qui et je parle pas de noirs ou d'arabes ou d'asiatiques, je parle de classes populaires ».

Mara Kante, beauvillésois accusé à tord en 2007 lors des révoltes.   ©Novecento pour LaMeute

Mara Kante, beauvillésois accusé à tord en 2007 lors des révoltes. ©Novecento pour LaMeute

“C’est notre passion mais il faut qu’on se protège… Aujourd’hui ça peut arriver à n’importe qui.” Mara Kante, avenue du 8 mai 45 à Sarcelles, était déjà présent l’année dernière. ©LaMeute - Jaya

“C’est notre passion mais il faut qu’on se protège… Aujourd’hui ça peut arriver à n’importe qui.” Mara Kante, avenue du 8 mai 45 à Sarcelles, était déjà présent l’année dernière. ©LaMeute - Jaya

« Ibo, Ibo, on veut les vidéos » : “il n’y a quasiment pas eu d’enquête de voisinage”

Tout au long du trajet, les familles des quartiers traversés s’amassent sur les balcons des barres d’immeubles qui bordent la chaussée.

Un hommage qui aura pour point d’orgue une prière et un lâcher de ballons avant que les moteurs ne vrombissent, à l’unisson, à nouveau pour Ibo. ©LaMeute - Graine

Un hommage qui aura pour point d’orgue une prière et un lâcher de ballons avant que les moteurs ne vrombissent, à l’unisson, à nouveau pour Ibo. ©LaMeute - Graine

Ce sont autant de poings levés en soutien qui répondent aux slogans. Le plus percutant de tous étant « Ibo, Ibo, on veut les vidéos ». Les vidéos en question, ce sont celles des caméras de surveillance qui font face au poteau qui a donné la mort à Ibrahima, et qui permettraient - si toutefois elles étaient communiquées et versées au dossier – d’indiquer la responsabilité de la police dans la mort d’Ibo. « Il y avait trois caméras sur place. Aujourd’hui, les policiers n’ont toujours pas été entendus. La fourgonnette en question n’a pas été examinée avant 48h après l’accident… Et certains témoins n’ont toujours pas été entendus… »

Hadja, la sœur d’Ibrahima, nous confiait une semaine plus tôt qu’elle avait d’ailleurs rencontré fortuitement un témoin alors qu’elle tractait pour appeler à venir marcher ce samedi :

Alors que nous collions et distribuions les affiches à Sarcelles, un monsieur qui vit à Villiers-le-Bel s’est approché de nous : ‘‘paix à son âme’’, m’a-t-il dit, ‘‘ma femme a tout vu par la fenêtre, elle est toujours traumatisée…’’ Moi, je leur demande de suite : ‘‘mais, vous avez raconté ça à quelqu’un ?’’ ; ‘‘Personne n’est venu nous demander…’’…  En fait, il n’y a quasiment pas eu d’enquête de voisinage !! 

Un témoin, proche d’Ibo, présent ce 6 octobre 2019, relate :

le fourgon a mis un coup de volant sec. J'ai vu aucune signe qu'on nous aurait fait pour ralentir, j'ai surtout vu que l'idée c'était de nous arrêter, de nous bloquer. Puis j'ai vu le corps d'Ibo voler et s'envelopper sur le poteau...

Comme dans de nombreuses affaires mettant en cause la police, la famille et les proches se retrouvent à devoir prendre les choses en main, d’aller rencontrer les témoins, de démonter certains mensonges ; comme lorsque la presse avait massivement relayé la version du Préfet du Val d’Oise, Amaury de Saint-Quentin, un plus tôt qui affirmait, dans une logique de criminalisation, qu’Ibrahima avait volé la moto qu’il conduisait et qu’il aurait forcé le barrage de la police.

Thierno, grand frère d’Ibo, devant le cortège en hommage à son petit frère. ©LaMeute - Jaya

Thierno, grand frère d’Ibo, devant le cortège en hommage à son petit frère. ©LaMeute - Jaya

Aujourd’hui, ces vidéos ne sont toujours pas accessibles pour la famille qui s’est constituée partie civile. Selon les sources du Parisien, l’une des caméras serait rotative et n’aurait filmé la scène qu’avant et après l’accident : « Et alors ?Même si c’est le cas, pourquoi nous empêcher de les voir ? » questionne rhétoriquement Diané.

Le cortège finit par arriver au stade de Sarcelles, où toute une installation a été mise en place pour commémorer Ibo. Un repas géant a également été préparé pour accueillir tout le monde en cette fin de journée. Sur une petite scène, des prises de paroles ont de nouveau lieu, tandis qu’un écran géant diffuse des photos d’Ibo, un documentaire sur sa mort, et des images de la mobilisation, l’ancrant désormais sur le temps long. On s’enlace, on se salue et une question reste suspendue, lancinante, dans nos esprits : jusqu’à quand ?

POUR IBO MARCHE 1 an - 10 OCT 2020-25.jpg

MERCI POUR VOTRE LECTURE

La réalisation de ce reportage a nécessité 2 personnes et environ 14h de travail.

- Photos et Texte: Graine & Jaya avec la collaboration de Novecento

-Mise en page : Jaya

Aucun bénéfice n’est tiré de cet article. Vous pouvez toujours nous soutenir via notre Tipeee en cliquant sur le lien ci-dessous.

SOUTENEZ LAMEUTE.INFO

PORTFOLIO