"Gilets Jaunes" - Acte 3 / Jusqu'ici tout va bien ?

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“C’est l’histoire d’une société qui tombe, et qui, au fur et à mesure de sa chute, se répète sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien…” Cela a beau provenir du script de La Haine, cultissime film de Mathieu Kassovitz sur les quartiers populaires et les violences policières, rien ne pourrait mieux aller pour introduire la crise politique en cours.


C’est sur toutes les lèvres. Sur tous les écrans. A tous les coins de rue. Les “Gilets Jaunes” ont repris Paris pour la troisième semaine consécutive, ce samedi 1er décembre. Dans les médias dominants, que n’avons-nous pas lu, entendu, vu, sur la violence extraordinaire qui a de nouveau surgi dans les rues de la capitale ?


Ce point de focalisation sur la violence traduit-il une complète déconnexion des journalistes et des politiques vis-à-vis de la colère des “Gilets Jaunes”, ou bien une stratégie désespérée de fuir une crise politique inévitable ? Que reste-t-il, dans ces discours médiatiques, des chuchotements de derrière les barricades ? Des cris de rage qui portent le pavé jusqu’à sa cible ? Des sourires que provoque la joie d’être enfin réuni·es pour quelque chose de plus grand que nous ?


LaMeute était présente aux différents endroits de ce qui pourrait devenir, au gré des semaines et des appels, une véritable insurrection populaire.

 

La contre-attaque sociale ?

 

Cette journée de mobilisation avait une saveur particulière : en effet, plus tôt dans la semaine, le gouvernement s'est enfin montré “sensible” au mouvement des “Gilets Jaunes”, ou du moins c'est ce qu'on aurait pu penser. En début de semaine, Emmanuel Macron a proposé des solutions pour aller dans le sens de la réconciliation. Ces solutions, comme souvent avec ce gouvernement, semblent malheureusement déconnectées de la réalité des besoins des personnes mobilisées … comment peut-on penser qu'une aide pour changer de véhicule, même de 4000 euros, peut être une réponse crédible à des revendications contre une nouvelle hausse du prix des carburants ? Parallèlement à cela, François de Rugy, nouveau ministre de l'écologie, a reçu certain·es représentant·es des “Gilets Jaunes” pour discuter d'un accord, sans réussite apparente. À cela il faut ajouter les nouvelles déclarations du Premier ministre sur l'objectif du gouvernement et de ses politiques quant au travail : le but est de faire que le travail paye, pas d'augmenter les salaires. Que dire de cela à part que c'est encore une fois une démonstration de la déconnexion entre le gouvernement et la société française.

Cette semaine a été également marquée par la publication de 42 revendications des “Gilets Jaunes”, qui, comme on pouvait s'en douter, dépassent la simple contestation de la hausse du prix des carburants, et touchant à de nombreux sujets de société, comme les retraité·es, la fiscalité… il ne s'agit pas ici de faire un retour complet sur ces revendications, mais elles permettent encore une fois de constater leur diversité. Elles ont d'ailleurs eu un effet notable sur les différentes mouvances de la « gauche traditionnelle », celle que l'on retrouve le reste de l'année dans les grands cortèges parisiens.

Comment interpréter sinon les nombreux appels de différents secteurs traditionnellement ancrés dans les mouvements sociaux comme les syndicats de dockers ou de transports routier ? Que dire des prises de paroles des ambulancier·es en grève tout au long de la semaine en faveur des “Gilets Jaunes” ? Il faut également noter la présence, ô combien importante, de militant·es des quartiers populaires, à l'image du Comité pour Adama, dont les figures emblématiques comme Assa Traoré ou Youcef Brakni, qui, au cours de la semaine, ont répété les appels à converger vers ce mouvement, pour protester contre la violence du gouvernement. Une violence physique, par la répression policière que ce soit dans les quartiers populaires comme dans les mouvements sociaux, mais aussi une violence symbolique par la casse sociale, la multiplication de mesures impactant les plus démuni·es, sans inquiéter les mieux loti.es.

 

Les Champs sont bouclés ? Prenons tout Paris !

 

“Nous aussi, on y va !” s’exclamait Youcef Brakni du Comité Adama lors d’une intervention, Place de la République, le 30 Novembre. Assa Traoré avait quant à elle ajouté que “faire sans les quartiers populaires, c’est faire contre les quartiers”. C’est donc suite à cet appel, relayé entre autres par l’Action Antifasciste Paris-Banlieue et soutenu par les cheminot·es de l’Inter-Gare, qu’un immense cortège de “Gilets Jaunes” est parti à 14h de Saint-Lazare. Car il faut le dire, le cortège fut spontanément rejoint de part et d’autre à hauteur du Boulevard Haussmann par des “Gilets Jaunes” en masse qui avaient tenté en vain de rejoindre les Champs-Elysées.

C’est donc cette alliance de fait qui s’est élancée en direction de la Concorde, la foule empruntant l’Avenue de l’Opéra bondée, chantant “Ah, anti, anticapitalista !” sous le regard des touristes et de la police montée.

Arrivée Rue de Rivoli, la foule hésite et se scinde en deux, une partie avançant vers l’Hôtel de Ville et la Bastille, l’autre vers la Concorde.

Cette partie, passant devant la foire des Tuileries, s’est retrouvée confrontée à l’absurdité des touristes faisant du patinage sur un remix de “Bella Ciao” pendant que les grilles du jardin étaient prises d’assaut...

Devant le refus des gendarmes de laisser le libre accès à la Concorde et donc aux Champs, des affrontements ont tout de suite éclaté et, rapidement, c’est tous les alentours de Rivoli jusqu’à la Madeleine, du Musée de l’Orangerie jusqu’au Quai des Tuileries, qui devint la scène d’une lutte brumeuse et piquante.

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Derrière le nuage de gaz lacrymogène, la fumée noire d’une voiture de police en feu obstruait la vue en direction de la Concorde. Mêmes scènes autour de l’Arc de Triomphe et du musée d’Orsay, où les explosions des grenades offensives ont rythmé les charges policières, et où la réponse se fit à coup de pavés.

Place de l’Etoile, un véritable harcèlement des forces de l’ordre par séquences de quinze minutes les a poussées dans leurs derniers retranchements. Des barricades de fortune - tant parce qu’elles furent faites à la hâte que parce qu’elles étaient faites avec des Porsches - rendaient compliquée toute tentative policière.

Entre attaque, matraquage, contre-attaque en rangs serrés, les forces de l’ordre avançaient, reculaient et perdaient de leur équipement ; casque, bouclier, jusqu’à la voiture de patrouille ou le fameux fusil d’assaut.

A la nuit tombée, on entendait encore des explosions de grenade au loin, en direction de la Place de l’Etoile, et la Rue de Rivoli n’avait pas encore cessé ses affrontements. Place Vendôme, une colonne de fumée noire servait de fond de décor à la colonne napoléonienne. Des manifestations spontanées causèrent l’évacuation des Galeries Lafayette, et une partie du mouvement finit retranchée à Bastille.

A notre arrivée, les policiers de la B.A.C tiraient au flashball sur tout ce qui bougeait. Un nous lança, au hasard : “Tu te rappelles pas des attentats toi, c’est ça ?” “Oui on s’en souvient, mais là t’as vraiment l’impression de tirer sur des terroristes?”

Les forces de l’ordre n’ont clairement pas fait dans la dentelle. 4000 policiers mobilisés pour tenir un périmètre englobant les Champs, la Concorde, le Pont Alexandre III. Ce dispositif de sécurité était en place dès 6h mais rapidement, vers 9h30, des affrontements ont éclaté entre “Gilets Jaunes” souhaitant accéder aux Champs et CRS/Gendarmes Mobiles sur la Place de l’Etoile.

Dispositif policier annoncé sur twitter par la préfecture de police de Paris

Occupation de l'espace observée sur place. En bleu, le dispositif policier / En jaune, les zones tenues par les "Gilets Jaunes" / En rouge, les zones principales d'affrontements

 

“DES VIOLENCES INSURRECTIONNELLES”

 

De cette violence déployée à Paris, il nous faut dégager certaines analyses. Car on ne peut plus s’étonner de la pauvreté des commentaires politiques de BFMTV, et ne pas fournir en opposition nos propres éléments discursifs.

Les discours médiatiques ont eu tendance à affirmer qu’il y avait trois sortes de violences observées dans les manifestations de ce samedi à Paris, qui toutes ensemble viennent alimenter la rhétorique anti-“casseurs”. La première - qui selon les pseudo-spécialistes médiatiques serait inhérente à toutes les manifestations sociales et à tous les effets de foule - serait la violence “à partir de rien”. La violence “pour la violence”. La violence de la “racaille”, qui trouverait selon BFMTV un malin plaisir, presque sadique, à vagabonder entre les barres HLM de La Courneuve et les riches rues bourgeoises du coeur parisien. La deuxième serait la violence des “ultras”. “Ultragauche”. “Ultradroite”. Une violence volontaire, idéologisée, conçue pour ces commentateur·ices politiques comme copiée-collée à gauche comme à droite. Enfin, la violence des “Gilets Jaunes enragé·es”, frustré·es par les (non-)réponses apportées par le gouvernement, poussé·es à bout par la détresse sociale et politique à laquelle iels se retrouvent livré·es.

Sans détour, nous affirmons que nos observations sur le terrain nous poussent au désaccord avec ces analyses. S’il y a bien trois violences, la première - et la plus cruciale de toutes - n’est pas une violence “apolitique” de pillard·es, de “casseurs” ou de “racailles”. C’est bien la violence répressive de l’Etat et surtout de sa police, avec tout son arsenal que l’on ne présente plus, qui a engendré la seconde violence - révolutionnaire ou réactionnaire - depuis bien longtemps, et qui appelle à la troisième : la violence spontanée du coeur, de la rage, et du désespoir.

Ce n’est pas pour rien que les syndicats de police ont dénoncé à l’unisson, alors même qu’elles étaient encore en cours, des “violences insurrectionnelles” requérant pour Alliance l’instauration de l’état d’urgence et le concours de l’armée.

De ce qui précède, ce qui suit : la violence, ses cibles et ses exécutant·es ne furent pas les mêmes de la Place de l’Etoile à la rue de Rivoli. Il convient de rappeler que le bouclage des Champs-Elysées par la police a séparé spatialement les “Gilets Jaunes” qui sont monté·es sur Paris. Tant et si bien que l’on pouvait plus aisément que les semaines précédentes relever les couleurs politiques des quartiers pris par les insurgé·es.

Si la présence de l’extrême-droite s’est avérée plus imposante et plus organisée que les semaines précédentes, elle n’a pas pu se manifester ailleurs que sur la Place de l’Etoile et ses environs proches, avant de battre en retraite. On note par exemple la présence massive du GUD national (quelques 70 personnes) qui fit un temps flotter une croix celtique sur une barricade, et qui a d’ailleurs mené à des affrontements avec des antifascistes.

Cette présence de l’extrême-droite autour de l’Arc de Triomphe est elle-même à relativiser (sans pour autant minimiser) au regard des différents tags où “Justice pour Adama” répondait à “L’ultradroite perdra”. C’est d’ailleurs également en remontant l’Avenue de Friedland en direction de l'Étoile que les cheminot·es de l’Inter-gare ont dans un premier temps choisi de défiler, chantant l’Internationale et appelant à la grève générale

Mais c’est de l’autre côté des Champs-Elysées que notre camp social s’est véritablement et librement exprimé. Parti·es depuis la Gare Saint-Lazare suite à l’appel du Comité Adama, des dizaines de milliers de “Gilets Jaunes” se sont élancé·es dans l’Avenue de l’Opéra en direction de la rue de Rivoli. Des gens des quartiers, beaucoup, mais également énormément de militant·es des luttes sociales, de l’antiracisme aux luttes LGBT, des syndicalistes, des partisan·es. Toutes celles et tous ceux qui en bref attendaient un signal pour prendre part à la révolte. Une présence populaire et marquée idéologiquement à gauche à des degrés divers, qui s’est ressentie dans la confrontation avec l’espace bourgeois et la police. Jusque dans l’équipement de protection contre les armes de la police, qui n’est pas sans rappeler le dorénavant désuet cortège de tête des deux dernières années. Ainsi a-t-on vu un couple lesbien, racisé, des quartiers, et dont la seule mobilisation sociale avait été pendant le CPE, s’improviser Street Medics dans le jardin des Tuileries.

En effet, les cibles choisies n’étaient pas le fruit du hasard ou de la malchance bourgeoise. Et c’est dans l’incompréhension des faits chez BFMTV que se trouvent les explications des violences. Qu’y a-t-il de profondément commun entre une voiture de police incendiée sur la Place Vendôme à deux pas du ministère de la Justice ; un hôtel particulier envahi et incendié Avenue Kléber dans l’opulent 16e arrondissement de Paris ; des Porsches retournées et caillassées dans cette même avenue ; les magasins de luxe Philip Plein et Zadig & Voltaire dépecés Rue de Rivoli ; et un CRS tabassé au pied de l’Arc de Triomphe ? Que cela nous plaise ou nous, chacun de ces éléments est intrinsèquement lié au fossé qui sépare les classes populaires et les dominant·es de la société française. Et plus on verra la classe politique s’émouvoir pour quelques chaussures made in China arrachées à la logique du profit, plus ces violences se retrouveront légitimées par celles et ceux qui les pratiquent.

 

“LES GILETS JAUNES TRIOMPHERONT” ?

 

Comment faire en sorte que ce mouvement soit pour de bon une insurrection capable de destituer le pouvoir en place ? C’est la question que bon nombre d’entre nous se pose, et dont les réponses (diverses) ne sont pas toujours évidentes. Doit-il se contenter de destituer Macron lui-même, ou n’est-ce là qu’une étape ? Et comment renverser un homme que la Constitution protège ? Un grand débat entre légalistes et révolutionnaires agite nos milieux, et c’est le signe incontestable qu’enfin, notre camp social s’est fait un allié de la révolte des “Gilets Jaunes”.

Youcef Brakni disait à République jeudi que s’il y avait des fascistes présent·es dans la révolte, il revenait à ses ennemis les plus affirmé·es d’aller prendre le terrain et si nécessaire s’y confronter. C’est là sans doute la première façon d’apporter la catastrophe au pouvoir en place. Destituer le pouvoir, ne serait-ce pas le déraciner ? Lui ôter toute emprise, jusqu’à la plus tenace, la plus réactionnaire ? Se confronter à l’ennemi politique ne se fait pas qu’à la force des poings ; il s’agit pour nous, comme cela a été fait samedi, d’investir idéologiquement et visiblement l’espace des luttes en cours. Destituer le pouvoir pourrait passer par l’incapacité de l’insurrection à se faire sans nous, sans le mouvement social, sans la force des travailleur·euses, sans l’audace des quartiers, sans la rage des femmes et minorités de genre, sans la ténacité des orientations sexuelles opprimé·es. C’est en construisant dans cette révolte des espaces où le fascisme n’a pas d’emprises que nous pourrons passer à la vitesse supérieure. La Rue de Rivoli tenue par les quartiers et les cheminot·es samedi le démontre amplement.

Le retour des mouvements lycéen et étudiant, avec la spécificité de ce dernier qu’il lutte contre une sélection non plus seulement sociale mais maintenant ouvertement raciale, viennent confirmer la nécessité de multiplier les champs de luttes et les alliances en parallèle. On atteindra le point d’orgue de cette multiplication lorsque, enfin, tous les syndicats, de concert, appelleront à une grève unitaire.

“La France regardait Paris ; Paris regardait le faubourg Saint-Antoine”, avait écrit Victor Hugo à propos de l’insurrection parisienne de 1830 contre le pouvoir de Charles X. On peut en tout cas dire aujourd’hui que, depuis trois semaines, Paris regarde le Faubourg Saint-Honoré, là où se trouve le palais de l’Elysée.

© LaMeute