Des "Gilets Jaunes" aux "Gilets Jeunes"

 

Il nous a rarement été aussi compliqué d’écrire sur un mouvement social. Sans doute parce que jamais nous n’avons été exposé·es à une telle déliquescence du pouvoir en place. De toutes parts, le pays se fissure, et se dévoilent au grand jour toutes les fractures sociales qui l’ont fait souffrir si longtemps. De la colère sur la hausse des prix du carburant, il ne reste rien si ce n’est l’éclair formidable qui précède toutes les tempêtes. Cette mesure du gouvernement s’est voulue un vent nouveau — il l’emportera avec lui dans les tréfonds de l’Histoire.

Car l’ivresse du pouvoir aura bien fini par monter à la tête d’Emmanuel Macron. Qui peut décemment croire que s’attaquer aux mondes des travailleur·euses, des étudiant·es, des lycéen·nes, des retraité·es, de celles et ceux « qui ne sont rien », des « ouvrières illettrées », des « gaulois réfractaires », n’apporterait pas à son administration la catastrophe attendue depuis des décennies ? Car, fin connaisseur des stratégies politiques, François Mitterrand avant lui disait : « Si la jeunesse n’a pas toujours raison, une société qui la méconnaît et qui la frappe a toujours tort ».

Mais il est difficile aujourd’hui de ne pas donner raison à une jeunesse qui, chaque jour, à travers tout le pays, sans concertation au niveau national, se mobilise pour son avenir. Car si les « Gilets Jaunes » font trembler d’effroi Emmanuel Macron depuis près d’un mois, voici que les lycées et les facs redeviennent des bastions de la contestation sociale. LaMeute s’est penchée sur certains foyers de révolte parisiens.

 

A TOLBIAC, LA COMMUNE REFLEURIT

 

Les temps de césure dans les mouvements étudiants sont monnaie courante. En 1986, la mobilisation contre la sélection instaurée par la Loi Devaquet semblait à l’été s’être terminée sur un échec cuisant. A l’automne, la colère avait ressurgi, et s’était heurtée avec violence au gouvernement Chirac. Il est d’une ironie glaçante que la journée de mobilisation du jeudi 6 décembre soit aussi la journée de commémoration de la mort de Malik Oussekine ; jeune étudiant maghrébin tué par la police à moto lors d’une manifestation en 1986. A l’époque, la tragédie avait suffi à faire reculer le gouvernement.

Les étudiant·es n’ont aujourd’hui toujours pas digéré la sélection à l’entrée de l’université, et les ravages de la plateforme Parcoursup ; somme toute s’était-on fait·es à l’idée. Mais le gouvernement a annoncé il y a deux semaines de cela que les frais d’inscriptions allaient augmenter d’une manière gargantuesque pour les étudiant·es étranger·es hors U-E, ce qui a achevé de ranimer les colères. Qu’on s’entende bien : quand on dit augmentation, on parle de 2800€ pour l’entrée en licence, et jusqu’à 3800€ pour le master, soit une multiplication par 15 du coût actuel de l’inscription.

Plusieurs facs se sont ainsi immédiatement mobilisées dans le pays, comme à Toulouse - Le Mirail ou à Nantes. A Paris, les communes de Censier et de Tolbiac sont actuellement en train de refleurir, multipliant chaque jour les assemblées générales et ayant adopté le blocage sur plusieurs jours, et allant jusqu’à bloquer le site historique de la Sorbonne.

Dans les assemblées générales, il est évidemment question de la mesure d’augmentation des frais, vécue et dénoncée par les étudiant·es concerné·es comme « une loi raciste » s’attaquant toujours plus aux « plus précaires des universités ». Venue s’exprimer à la tribune d’une AG de Tolbiac, une étudiante marocaine explique : « On nous accuse de coûter trop cher à l’économie française, on nous dit que le financement de nos études coûte trop cher au contribuable. Mais même ça c’est un mensonge. Dans nos pays d’origines, nos manuels scolaires sont souvent faits en France. Et quand on arrive ici, on paie un loyer ici, on fait nos courses ici, et notre matériel on le paie ici. Nous participons à l’économie française ! Tout ce que je vois, c’est une mesure raciste pour détourner les Français de leurs vrais problèmes ! »

Beaucoup d’étudiant·es, Français·es et Blanc·hes, prennent également la parole pour revenir sur la sélection. On voit souvent à travers cette mesure le retour victorieux d’un gouvernement qui a bien entamé sa stratégie de monopolisation du savoir par une poignée d’élites. Il s’agirait là de la suite logique de la sélection, dont l’achèvement serait la hausse des frais pour tous·tes les étudiant·es et en définitive la casse du service public dans sa globalité.

Il est enfin évidemment question des « Gilets Jaunes », que certain·es arborent symboliquement dans les assemblées. Pour l’écrasante majorité — même si les sceptiques subsistent — il va de soi de s’organiser en cortège étudiant et de rejoindre le Comité Adama à Saint-Lazare, ce samedi, pour l’acte 4 de la révolte des « Gilets Jaunes ».

 

LES LYCÉES ET LE PÉRIL JEUNE

 

Voilà plus d’une semaine à présent qu’un large mouvement de blocage des lycées s’est emparé de la question sociale dans tout le pays. A Paris et dans sa région, il n’y a pas eu une seule journée sans qu’un blocage au moins ait eu lieu quelque part. Il faut dire que les lycéen·nes ne sont pas en reste dans les mesures antisociales voulues par Macron, et croire que la réforme du baccalauréat ou la plateforme ParcourSup ne cristalliseraient qu’un temps les colères ne relève d’autre chose que du manque de jugement. Alors que toute la France est en proie aux flammes, ce sont des centaines de milliers de lycéen·nes qui (re)découvrent la cruauté de la sélection à la fac l’an prochain, et la relégation dans des filières perçues comme dégradantes et humiliantes.

Beaucoup verront de l’innocence dans les raisons de la colère des lycéen·nes, là où d’autres ne verront rien d’autre que la lucidité de la simplicité. A quelques dizaines de mètres de la Sorbonne à Paris, les élèves du lycée professionnel Jacques Monod se sont mué·es en une solidarité effective avec celles et ceux qui luttent contre les mesures antisociales que nous connaissons, ce jeudi 6 décembre. Sur les barricades de poubelles devant l’entrée du lycée, les mots d’ordre étaient simples. « Macron démission », « Etudiants, ouvriers, tous unis » et clarté d’un « Gilets Jaunes, Gilets Jaunes » scandé à l’unisson. Devant la seule porte encore ouverte, des étudiant·es discutaient avec le proviseur. « Monsieur, c’est ridicule, il faut que vous banalisiez les cours de vos élèves. Vous ne créez que de la tension là où il ne devrait pas y en avoir. On ne peut pas se plaindre d’une jeunesse qui ne se prend pas en main et faire barrage devant leur conscientisation politique ! »

La raison de ce blocage ? Une journée d’action coordonnée entre étudiant·es, lycéen·nes et professeur·es contre l’état lamentable dans lequel sont laissés l’enseignement supérieur et l’éducation nationale. A 14h30, un rassemblement était organisé devant le siège de Campus France dans le 10e arrondissement, l’organisme chargé de faire l’intermédiaire entre les étudiant·es étranger·es et les facultés françaises, en d’autre termes le premier échelon de la sélection de ces étudiant·es. Très vite, le rassemblement a réuni des milliers de personnes, dont des collectifs d’étudiant·es sans-papiers, concerné·es par la hausse des frais d’inscription, comme le CESP1 (Collectif d’étudiant·es Sans-Papiers de Paris 1).

Forte de son nombre et de la totale absence policière, l’énorme foule s’est élancée le long du canal Saint-Martin, avant de débouler sur la Place de la République et d’emprunter le Boulevard du Temple et le Boulevard Beaumarchais en direction de la Bastille. Une manifestation spontanée, non déclarée, qui démontra la force de frappe et la détermination des étudiant·es et des lycéen·nes à tenir le cap de la mobilisation.

 

LA POLICE EN ROUE LIBRE ET LA MENACE DE L’ETAT POLICIER

 

Il est intéressant de comparer ce qu’il s’est passé sur Paris avec cette manifestation spontanée, et ce qui a pu être observé dans la même journée dans sa périphérie, ou encore à Toulouse. Car la manifestation ne s’est pas contentée de se diriger vers Bastille. A peine arrivée, une grosse partie du cortège continua en direction de la Gare de Lyon dans l’objectif de l’envahir, bloquant ainsi un axe de communication majeur de la capitale. Quelques policiers et la sûreté ferroviaire ont tenté d’interpeller un manifestant, mais se sont retrouvés face à une solidarité qui les poussa à abandonner sur-le-champ. Plus tôt, Boulevard du temple, on a pu assister à une scène peu habituelle où des étudiant·es de Paris 3 encerclaient une patrouille de police pour éviter tout débordement, comme une sorte de « protection ».

Comment ne pas se retrouver heurté·es par le contraste entre traitement médiatico-policier infligé aux mobilisations lycéennes à Aubervilliers ou à Mantes-la-Jolie et celui accordé aux lycées parisiens ? Qui n’a pas vu ces images de l’humiliation la plus assumée de 148 lycéen·nes, agenouillé·es mains sur la tête, à Mantes-la-Jolie ? Et que dire des 96 interpellations dans toute la Seine-Saint-Denis parallèlement à cela ? En tout, en cumulant notamment avec l’extrême violence des arrestations policières à Toulouse et à Marseille, ce sont plus de 700 arrestations constatées dans toute la France. Un record terrifiant qui dresse sans grand mal le portrait du sort réservé aux jeunes des quartiers populaires face au racisme policier et à la lutte anti-pauvres du pouvoir macronien. Comment ne pas être atterré·es lorsque l’on compare ces chiffres à ceux des révoltes de l’automne 2005, qui avaient permis à Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin d’instauré l’état d’urgence ? Le 7 novembre 2005, on comptait 395 arrestations dans toute la France, et cela avait outré tout le monde…

Rien n’est moins sûr en tout cas que le fait qui suit. Dans une période insurrectionnelle comme celle que nous connaissons, il n’y a de pas pire message politique que celui de marquer la répression dans la chair des enfants de celles et ceux qui, déjà, se sont révolté·es. En guise d’apaisement, Emmanuel Macron souffle sur les braises la veille de l’acte IV des « Gilets Jaunes ».

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