"Gilets Jaunes" Acte 2 / Et maintenant, c'est qui les casseurs ?

 

DANS UN MORCEAU INTITULÉ « Sous les Pavés », sorti en 2016 en pleine mobilisation contre la Loi Travail, le rappeur Tekilla écrivait « S’te plaît prends pas ton p’tit air / D’vos leaders j’suis pas solidaire / J’ai vu nos têtes dans leurs viseurs / J’ai vu des gosses jetés en pâture aux bavures policières / Crois-moi j’suis pas sûr qu’les p’tites enflures comme Macron passeront l’hiver ! » Était-ce d’actualité, ou était-il alors en avance sur son temps ? Il demeure que ses mots résonnent de toute leur force avec la mobilisation des « Gilets Jaunes », ce 24 novembre 2018, sur Paris.

 

Pari(s) tenu pour les « Gilets Jaunes » ?

 

Iels sont venu·es parfois de très loin. De Savoie. De Bretagne. De Lorraine. Du Nord. De Gironde. Et pour cause ; la journée du samedi 17 novembre avait été un franc succès pour les « Gilets Jaunes ». Partout en France, plus de 2000 actions de blocage avaient exercé une pression sur le gouvernement, exprimant non pas seulement une contestation sur la question des prix du carburant, mais bien un « ras-le-bol généralisé » pouvant se résumer en un slogan : « Macron, démission ».

Fort·es de leur succès, les « Gilets Jaunes » ont aussitôt appelé à une journée de mobilisation le samedi suivant, tuant dans l’oeuf toute idée d’un mouvement éphémère. Durant toute la semaine qui a suivi, du petit matin au bout de la nuit, sans relâche, des barricades ont tenu aux quatre coins du pays. La mobilisation prenant un accent plus prononcé politiquement, causant par endroits une pénurie de carburant à des fins de blocage économique, ou à l’image des nombreuses fédérations syndicales locales se mettant massivement en grève aux côtés des « Gilets Jaunes ». On peut citer l’exemple relayé et couvert par les camarades d’A l’Ouest à Tourville, près de Rouen.

Certains secteurs ouvriers, comme les dockers à Marseille ou à Saint-Nazaire, sont d’ailleurs bien connus pour leurs aspirations à une révolution sociale effective. Leur impact sur les « Gilets Jaunes » est notoire, à l’image de cet appel de Saint-Nazaire à occuper les lieux du pouvoir exécutif pour y organiser des assemblées.

Il est d’ailleurs intéressant d’analyser l’évolution du discours politico-médiatique autour de cette mobilisation. Rien que dans les chiffres communiqués par le ministère de l’Intérieur, il est facile de discerner la stratégie du gouvernement : minimiser, marginaliser, criminaliser. Alors quoi, ça y est ? D’un jour à l’autre, le comptage est devenu une science exacte où l’on donne des chiffres à la personne près ? Comment ne pas rire du « 106.301 personnes dans tout le pays » du ministère de l’Intérieur quand dans le même temps Christophe Castaner à BFM annonce « 5 000 » personnes sur les Champs-Élysées ?

Mais d’ailleurs, qui a pris les Champs-Élysées ?

 

C’est donc sur et autour de « la plus belle avenue du monde » que s’est concentré l’essentiel de la colère des « Gilets Jaunes » ce samedi 24 novembre. Il ne s’agit pas pour nous de retranscrire ici un récit minute par minute de ce qui s’est déroulé sur les Champs, nous l’avons déjà fait à chaud, sur le terrain, via notre compte Twitter. Il s’agit au contraire de prendre du recul, et d’analyser les logiques de mobilisations observées, et notamment dans les confrontations avec la police, ainsi que dans l’occupation de l’espace.

La chose la plus frappante sur ce qui s’est passé sur les Champs, c’est le décalage entre le chiffre annoncé - 5000 personnes, puis 8000 - et la réalité observée. Comment un secteur censé être bouclé - car interdit, puisque la manifestation devait se dérouler sur le Champ de Mars aux pieds de la Tour Eiffel - a pu être envahi de cette façon s’il n’y avait que 8000 personnes ?

Car les faits sont là, si les Champs-Élysées étaient bien noir et jaune de monde, que dire des rues adjacentes ? Perpendiculaires ? Parallèles ? Que dire des abords de la Madeleine ? Et pourquoi la fermeture de 13 stations de métro n’a pas suffi à endiguer l’afflux massif de « Gilets Jaunes » ? Parce que, sans aucune contestation de ce fait possible, il y avait plus de monde que la fois dernière.

Il est sûrement présomptueux de chercher à dresser une quelconque sociologie des personnes présentes en si peu de temps, mais on peut d’ores et déjà distinguer quelques éléments de réponse aux interrogations qui parcourent nos milieux depuis plus d’une semaine.

Premièrement, il y avait finalement très peu de Parisien·nes, voire de Francilien·nes lorsque l’on compare à la journée du 17. Et la catégorie sociale de celleux-ci a fini de confirmer ce que nous avancions déjà la semaine dernière. Celles et ceux de Région Parisienne qui sont venu·es sur les Champs étaient essentiellement des travailleur·euses précaires, des gens des quartiers populaires périphériques, smicard·es ou chômeur·euses. Beaucoup de personnes racisé·es, ayant répondu à l’appel à former un « Front Antiraciste des Gilets Jaunes ». Sur toutes les lèvres, un refus catégorique d’être assimilé·es à « l’ultradroite » que Castaner venait d’instrumentaliser sur BFMTV. Pour ces personnes-là, la question de la violence n’était absolument pas problématique, elle se posait légitimement, et s’exécutait en toute logique.

Le deuxième élément observé est lié à la très majoritaire présence de personnes venant d’autres régions. LaMeute a pu discuter avec des salarié·es de Lorraine, une infirmière de Lens, un agriculteur de Haute-Savoie, des salarié·es Breton·nes, des étudiant·es Bordelais·es… Nous avons donc eu un échantillon de la colère qui s’est exprimée au niveau national durant plus d’une semaine, et donc de la matière à commenter, pour tailler définitivement en pièces quelques a priori. Toutefois, il convient de ne pas oublier que tout le monde n’a pas eu les moyens de monter sur la capitale pour manifester sur les Champs, et donc que toute une frange plus précaire encore a échappé à nos observations. Pour ces « Gilets Jaunes » donc, c’est du 50/50. Quand c’est la première mobilisation pour celui-ci, celle-là est rompue à la contestation sociale depuis des années. On valorise souvent, à raison, la présence de personnes plus âgées pour mesurer la capacité fédératrice d’une mobilisation, vis-à-vis des différentes catégories sociales engagées dans celle-ci. Comment ne pas évoquer cette Normande de 68 ans au micro de Franceinfo pour illustrer ce propos ? Il demeure en tout cas qu’il s’agit toujours de personnes des catégories socio-professionnelles précarisées, vivant avec l’angoisse du licenciement, ou la pression du découvert bancaire.

Troisième point d’observation : la présence de l’extrême-droite. Soyons clair·es d’emblée, il ne s’agit pas pour nous de la minimiser, bien au contraire, mais l’honnêteté que nous devons à travers notre travail nous pousse à certains constats. Ce n’est pas, comme l’a affirmé Castaner à BFM, l’extrême-droite qui est à l’origine des barricades et des affrontements sur les Champs. Point à la ligne. Si elle était présente, et parfois organisée, il faut commencer par dire qu’elle n’avait pas, ou presque pas d’emprise sur le reste de la foule. Tout au plus pouvait-elle faire entonner massivement la Marseillaise. Mais, non, personne ne reprenait les « On est chez nous ». Personne, à part eux-mêmes. La plupart de l’extrême-droite observée s’amassait autour des caméras de télévision, cherchant à s’exprimer au nom du mouvement. Il y avait également des petits groupes clairement identifiés, mais qui ne participaient pas au gros de la révolte sur l’Avenue des Champs-Élysées, mais restaient en retrait dans les rues parallèles. Au contraire, il faut se rendre à l’évidence que les éléments plus apparentés « gauchistes » ont eu bien plus de facilités à s’assumer tel quel et à l’afficher (drapeaux anarchistes, guévaristes, références à mai 68 qui n’est certainement pas le domaine de l’extrême-droite, tags anticapitalistes etc…).

Quant à la répétition à outrance de la Marseillaise, la critique aveugle de nos milieux envers les « Gilets Jaunes » est définitivement déconnectée de certaines réalités. Les chercheur·euses en Histoire Sociale et des Mouvements Sociaux, de Michelle Zancarini-Fournel à Danièle Tartakowsky, ont assez démontré la place de cet hymne dans les imaginaires révolutionnaires et progressistes. La Marseillaise, que ça nous plaise ou non, évoque tant la barricade que la destitution d’un pouvoir usurpé pour celles et ceux qui n’ont plus la culture syndicale ou partisane d’il y a 50 ans.

 

Les Champs-Élysées en feu, ou la bataille pour la barricade du magasin Renault

 

Nombreux·ses sont celles et ceux qui ont fustigé la présupposée « désorganisation » des « Gilets Jaunes », ou la « fétichisation » de leur spontanéité faite par celles et ceux qui ont observé leurs actions. Cela relève peut-être en partie - et en partie seulement le cas échéant - de la faiblesse de notre analyse des stratégies de rue et des logiques d’affrontement employées la semaine dernière. Étant donné que la mobilisation a gagné en intensité dans sa détermination à « destituer le pouvoir », et à « aller chercher Macron », nous avons eu de quoi corriger le tir ce samedi.

Le premier constat qu’il nous faut établir avant-propos, c’est qu’une semaine de matraquages, de gazages, d’arrestations, de déblocages, d’harcèlement policier a suffi à faire évoluer certaines positions sur le rôle de la police dans les luttes sociales. Et s’il demeurait samedi beaucoup de personnes convaincues que la police peut participer à une destitution du pouvoir voulue imminente, la police, elle, leur a donné la plus claire des réponses.

Quelque part en début d’après-midi, au niveau Rond-Point des Champs-Élysées près du palais présidentiel, la foule acculait les gendarmes mobiles stationnés contre l’enceinte de l’Élysée. « Les gendarmes avec nous ! » scandait la foule. Aussitôt le slogan fini : gazage, matraquage, et charge sur une dizaine de mètres.

Il faut comprendre que pour les « Gilets Jaunes » présent·es dans le quartier des Champs ce samedi, il n’y avait qu’un seul objectif : atteindre l’Élysée. Là où l’on divergeait, c’était sur que faire une fois là-bas. Simplement se faire entendre ? Pour les plus rêveur·euses y pénétrer ? Quoi qu’il en soit, une véritable stratégie d’harcèlement de la police - insuffisante numériquement, c’est indéniable - s’est spontanément mise en place. Comme pour le 17, des barricades ont été érigées inlassablement, pendant les 10h d’affrontements successives (entre 9h du matin et 19h le soir, peu ou prou).

Les 3 principales barricades se situaient : 1) en-bas des Champs, au niveau du Rond-Point, entre le magasin Adidas et le Holister ; 2) au milieu des Champs, la plus imposante, entre le magasin Renault et un chantier ; 3) en-haut des Champs, à l’entrée de la Place de l’Étoile. Chacune de ces barricades était elle-même composée de deux voire trois rangées annexes.

En jaune, les rues tenues par les "Gilets Jaunes" / En bleu, le périmètre de sécurité de la police / En rouge, les 3 principales barricades


On les faisait avec tout ce qui tombait sur la main, essentiellement des barrières de chantiers de la Ville de Paris, les grilles des arbres au sol, des amoncellements de pavés retirés de la chaussée, des poubelles/chaises/tables/pots de fleurs provenant des commerces de l’avenue. En fonction des endroits, on y trouvait également des feux de signalisation arrachés, un food-truck de la chaîne « Paul » en feu, un camion-grue de chantier que quelqu’un·e avait réussi à démarrer…

Nous nous focaliserons sur la barricade faisant face au magasin Renault qui, pour son emplacement géographique central et sa proximité directe avec un immense chantier, aura eu un rôle important dans le déroulé de la journée.

La stratégie des « Gilets Jaunes », cherchant à se rapprocher de l’Élysée encerclé par la police, aura été d’édifier d’immenses barricades allant d’1m50 à 2m et d’y mettre le feu, pour forcer la police à venir l’éteindre avec ses 2 camions à eau. Les camions à eau n’avançant jamais sans la mobilisation d’une compagnie pour les protéger sur leurs flancs, toute une partie de la police était forcée de s’avancer sur l’avenue, du bas vers le haut d’un côté, du haut vers le bas de l’autre. Toute synchronisation des opérations de police était rendue impossible par la combativité des « Gilets Jaunes » qui, à des degrés divers, cherchaient à défendre ces barricades. Allant jusqu’à charger elleux-mêmes la police.

Pendant ce laps de temps de charge et de défense des barricades, toute une partie de la foule partait volontairement dans les rues perpendiculaires afin de rejoindre les parallèles, bloquaient les carrefours sur leur passage, et contournaient la police pour la prendre à revers. Les carrefours bloqués ralentissaient le repli de la police, et donnaient le temps aux « Gilets Jaunes » de s’élancer en direction de l’Élysée ou de l’Étoile, ou de reprendre la construction des barricades.

Une stratégie d’occupation de l’espace aux alentours des Champs est venue compléter celle d’harcèlement de la police. Dans les rues adjacentes, des groupes de plusieurs dizaines discutaient, échangeaient, soignaient les blessé·es en plein milieu de la voie, parfois à deux ou trois mètres des grilles anti-émeutes des CRS. C’est dans ces groupes que l’on retrouvait principalement les familles, les personnes plus âgées, et toutes celles qui n’avaient pas envie de participer aux affrontements mais s’en disaient solidaires.

Au loin, depuis ces rues adjacentes, on entendait avec stupéfaction le fracas des grenades GLI-F4 - dites offensives - qui avaient coûté une main à un zadiste à Notre-Dame-des-Landes, et en a coûté une à un·e « Gilet Jaune » ce samedi [EDIT : 2 mains et 1 oeil sur 3 personnes différentes].

 

« Tous·tes cassos, tous·tes casseur·euses »

 

Sur un muret de chantier préfabriqué pour le repavage de l’avenue, un tag disait « Tous cassos, tous casseurs ». Il est sans doute plus efficace que toutes les longues conclusions, comme le sont généralement les tags. Mais il nous revient une bonne fois pour toutes de tirer les leçons de cette deuxième journée de mobilisation sur Paris des « Gilets Jaunes ».

L’annonce faite de deux nouvelles mobilisations similaires les samedis 1er et 8 décembre signifie plusieurs choses. Il est dorénavant de l’ordre de la certitude que ce mouvement est parti pour durer. Mais plus encore, il invente, réinvente, se réapproprie des répertoires d’action collective qui en font, en somme, un mouvement inédit, allant jusqu’à braver les interdictions.

Cependant, il ne faut pas s’y tromper : la semaine entre le 17 et le 24 novembre a été ponctuée, nous le disions, d’annonces de ralliements de fédérations syndicales. Le point d’orgue de ces annonces a été l’appel du secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, à rejoindre les manifestations syndicales du 1er décembre. Appel auquel les « Gilets Jaunes » ont d’ores et déjà répondu présent·es, en enjoignant à participer directement aux manifestation, ou à organiser des actions en parallèle.

Nous devons nous prémunir de la mauvaise foi opposant les manifestations des luttes sociales comme l’antisexisme, l’antiracisme, la lutte contre la LGBT-phobie, et l’expression du « ras-le-bol généralisé » des « Gilets Jaunes ». Cela relève d’une compétition malsaine dont les médias dominants sont tributaires, qui consiste en la confrontation des chiffres des différentes préfectures pour dire qu’il y avait plus de monde à telle manifestation, plutôt qu’à celle-ci. Depuis quand nous soucions-nous des chiffres ? Et plus encore, depuis quand leur accordons-nous un tel crédit ? Et si nous nous réjouissions plutôt du fait que, pour une fois, on parle dans les médias de la question sociale, de l’extrême précarité, de l’antisexisme radical et intersectionnel, contrairement au « terrorisme » et à « l’immigration clandestine » réchauffés tous les soirs au JT de 20H ? Car si certain·es « Gilets Jaunes » n’étaient en effet même pas au courant qu’au même moment avait lieu à République la marche contre les violences sexuelles et sexistes, beaucoup d’autres dans nos échanges à ce sujet ont considéré qu’il s’agissait d’une bonne chose que de multiplier les discours de colères la même journée. Cela peut se critiquer, doit se critiquer ; mais les faits sont là. Et d’ailleurs, on a vu dans certaines villes des “Gilets Jaunes” faire une haie d’honneur sur le passage de la marche contre les violences sexuelles et sexistes, comme le montre cette vidéo de lemouvement.info à Montpellier.

Et si une solution envisageable aux problèmes récurrents dans le mouvement des « Gilets Jaunes » résidait dans notre capacité, le 1er décembre, à multiplier les manifestations, les points de tension, les discours et les fronts, qu’ils soient prétendument « apolitiques », syndicaux ou autonomes ?

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