[Compte rendu d'audience] - Pour la restitution du téléphone du journaliste Taha Bouhafs

Le journaliste Taha Bouhafs (Là-Bas si j’y suis) et son avocat Arié Alimi viennent de sortir du tribunal. Le délibéré sera annoncé dans une semaine. Tribunal de Grande Instance de Créteil.
05.11.2019 ©LaMeute -Naje-


 

Depuis son interpellation en juin dernier, alors qu’il couvrait un piquet de grève de personnes sans papiers travaillant pour le Chronopost d'Alfortville, Taha Bouhafs n’a toujours pas récupéré son téléphone. Pourtant, toute l’interpellation et les violences policières subies par Taha y sont filmées. Face à cette non-restitution par le parquet de Créteil, Taha et son avocat, Me Arié Alimi, répliquent avec une plainte pour « obstruction à la manifestation de la vérité ». L’audience se tenait ce mardi 5 novembre au tribunal correctionnel de Créteil. Une matinée symptomatique de la répression qui frappe les journalistes en France.
Récit d’audience.

« C’est trop fort, je ne vais pas pouvoir vous suivre jusqu’au bout. » Me Alimi vient tout juste d’entamer son plaidoyer lorsque la présidente du Tribunal Correctionnel de Créteil l’interrompt par ces mots. L’avocat, aujourd’hui venu défendre le journaliste Taha Bouhafs, ne perd aucunement le fil, et ironise en suggérant la venue d’un « huissier pour constater le volume du micro ».
Ces mots vont être désagréables à entendre, qu’il les crie ou les chuchote, il le sait peut être déjà.

Pour cause: ses propos viendront décrire aujourd’hui, de manière détaillée et percutante, comment la procédure qui a suivi la mise en garde à vue de son client - et plus particulièrement ensuite la mise sous scellé de son téléphone - ne trouve aucun motif légal pour la justifier et « constitue un franchissement intolérable dans l’atteinte au droit d’exercer le métier de journaliste, et plus largement, à la liberté de la presse. »

En juin dernier, Taha Bouhafs couvrait un piquet de grève de personnes sans papiers travaillant pour le Chronopost d'Alfortville. Alors qu’il documente cette mobilisation pour le compte du média Là-bas si j'y suis, il se fait interpeller violemment (Il aura notamment l’épaule déboitée, entrainant par la suite dix jours d’ITT). Il est dans la foulée placé en garde à vue, et -élément important- son téléphone est mis sous scellé. Il dépose plainte pour « violences par personnes dépositaires de l’autorité publique ».
Les policiers également, pour « outrage et rébellion ».
Aujourd'hui, alors que le journaliste n’a toujours pas accès à son téléphone - sur lequel toute son interpellation est pourtant filmée- son audition au tribunal doit statuer sur la possibilité de le lui rendre. C’est en faveur de sa restitution immédiate que Me Alimi est venu plaider.

À noter que nous apprenions également fin septembre, suite à une audition de Taha et de son avocat auprès de l’IGPN, que ce fameux téléphone n’avait même pas été transmis aux services de la police des polices pour les besoins de l’enquête lancée à la suite de la plainte de Taha...

 

Devant le Tribunal de Grande Instance de Créteil.
05.11.2019 ©LaMeute -Naje-

PLUS DE 115 CAS D’ENTRAVE A L’ENCONTRE DES JOURNALISTES DEPUIS LES GILETS JAUNES

 

Dans la salle d’audience ce mardi, on peut désormais mieux saisir -à défaut de le partager- d’où provient le mauvais pressentiment exprimé par la présidente dès le début du plaidoyer.
Comment ne pas voir dans ce climat quelque peu houleux, une répercussion singulière à l’intérieur d’une cour de justice des « moments de tension » ou des « incidents », comme certains journalistes les qualifient encore, vécues entre reporters et forces de l’ordre sur le terrain ?
Car en effet, ce qui est en jeu aujourd’hui dans cette salle c’est de savoir si la justice est en mesure de faire respecter les législations qui protègent et entourent l’activité journalistique.
Et sur ce point là, l’audition de Taha autour de la restitution de son téléphone doit aussi être vue comme faisant partie d’un ensemble de procès qui s’attaquent frontalement aux libertés fondamentales de manifester et d’informer depuis quelques années.
Des interpellations du lycée Arago (dont, à l’époque, un des interpelé•es était en reportage pour notre équipe), à la violente blessure au crâne d’un de nos photojournalistes sur le terrain en 2018, en passant par les procès d’Alexis Kraland pour Street Politics, de Gaspard Glanz pour Taranis News, ou encore de Vincent Verzat pour Partager C'est Sympa... il semblerait bien que ce soit trop fréquemment devant la Justice qu’il faille défendre le droit d’informer et la liberté de la presse. Et encore, nous n'avons cité là que des cas qui nous concernent, ou que nous avons suivis de près.

Parallèlement, sur le terrain, ces cas de figure ne trouvent encore aucune forme de résolution. Récemment ce n’est autre que le journaliste Rémy Buisine (Brut) qui voyait sa carte de presse retenue puis découpée en deux par un agent de police avant de lui être rendue.
Cette recrudescence de la répression à l’encontre des reporters d’images, tout comme des manifestant•es, nous la documentons depuis seulement trois ans mais nous l’avons déjà trop régulièrement dénoncée. D’abord, elle s’est abattue sur une certaine nouvelle génération de reporters indépendant•es, taxé•es d’être des « têtes brulées » ou « des militant•es » pour finalement s’appliquer de façon de plus en plus indiscriminée à l’ensemble des personnes cherchant à exercer le simple droit d’informer, encarté•es ou non. Et nous savons que trop bien la tétanie qu’elle peut provoquer chez certain•es consoeurs et confrères.

La veille de cette audition, certain•es membres de notre équipe assistaient justement aux côtés de Taha, à une rencontre organisée à Paris par Amnesty International France sur le thème des « menaces sur le journalisme en France ». Sur scène, Dominique Pradalié (une des secrétaires générale du SNJ - Syndicat National des Journalistes) rappelait que David Dufresne avait documenté 115 cas de violences ou d’entraves à l’encontre de journalistes jusqu’alors. Selon elle, « ce chiffre s’élèverait même plutôt à 200 ». Nous parlons ici principalement de chiffres qui concernent le cadre des mobilisations sociales liées aux Gilets Jaunes. Hors, ces violences et entraves, répétons-le, sont non seulement antérieures mais débordent évidement ce seul cadre.
Pour exemples: les interpellations de Taha, d’Alexis Kraland ou de Vincent Verzat ce sont produites dans de toutes autres circonstances. Et parmi les quelques journalistes qui aujourd’hui assistent à l’audience, Nnoman Cadoret pourrait également en témoigner.

 

Le journaliste Taha Bouhafs (Là-Bas si j’y suis) et son avocat Arié Alimi viennent de sortir du Tribunal de Grande Instance de Créteil.
05.11.2019 ©LaMeute -Naje-

“AUCUN TEXTE DE LOI NE PERMETTAIT LA SAISIE DU TÉLÉPHONE”

 

Dans la salle, Nnoman reporte l’audience sur Twitter. Me Alimi est en train d’asséner les articles de loi qui rappellent en quoi cette saisie du téléphone de Taha par les policiers et le fait qu’il soit toujours sous scellé constituent un « obstacle à la manifestation de la vérité » - en plus d’une potentielle violation du secret des sources.
“Rangez ce téléphone!” ordonne soudainement la Présidente à Nnoman, stipulant que son utilisation est interdite. Me Alimi, à nouveau interrompu dans le développement de son propos, réagit immédiatement en manifestant son incompréhension face à cette requête: twitter lors d’une audience, rien de plus normal pour tout journaliste. Dans l’assistance, Anne-Sophie Simpere (chargée de plaidoyer à Amnesty International) et Inès Belgacem (StreetPress) manifestent également leur surprise face à l’ordre de la juge. Se penchant sur un bloc-note, Daniel Gentot (ancien secrétaire générale du SNJ) chuchote en souriant ironiquement: « bon, il doit être encore autorisé de prendre des notes ... ».

Il y a quelques semaines , au procès de Gaspard Glanz, c’est à Taha que l’on interdisait l’usage du téléphone à l’intérieur d’une salle d’audience.

Autre entrave du jour : au portique de sécurité à l’entrée du tribunal, les vigiles procédant à l’inspection des affaires, ont retenu de façon tout à fait surprenante notre appareil photo, stipulant que son usage était interdit dans toute l’enceinte du tribunal. Pourtant, il y a de quoi douter de l’arbitrage de cette affirmation puisqu’au sortir de la salle d’audience, une consoeurs sortira une machine plus compacte de son sac pour réaliser un portrait du journaliste et de son avocat.

À la sortie de la salle, en espérant qu’il ne s’agisse pas là d’un délit, Me Alimi répond aux questions concernant les articles de loi invoqués lors de son plaidoyer. En particulier ceux relatifs aux protections particulières liées à la qualité de journaliste de Taha au moment de son interpellation.
Pour lui, la saisie de l’ « outil de travail » du journaliste représente une violation de l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme sur la liberté d’expression, de l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la protection du secret des sources des journalistes, et enfin de l’article 56-2 du Code de procédure pénale.
« Aucun texte de loi ne permettait la saisie du téléphone, et cette dernière n’a eu pour effet qu’empêcher la manifestation de la vérité ».

La réponse de la procureure de la République aura elle été lapidaire. Elle stipule que la saisie a eu lieu dans le cadre de la procédure pour « outrage et rébellion ».
Et laisse le soin au tribunal de dire le dernier mot.

La présidente clôt l'audience en indiquant que le délibéré sera rendu mardi prochain, le 12 novembre. Espérons que l’assistance et les soutiens seront plus nombreux•ses.

© LaMeute