[BILLET D'HUMEUR] : Les héros n'existent pas

Manifestation interprofessionnelle. Avril 2018, Paris. ©LaMeute - Naje

Vivre dans un contexte de pandémie mondiale n'arrache pas au vieux monde ses mornes habitudes. D'une façon systématique et maladive, les médias, politicien·nes et autres « influenceurs·ses d'opinion » fragmentent le réel de manière à n'en laisser voir qu'un seul rouage. Par cette habile manipulation, iels rendent confus ce qui est limpide, inexplicable ce qui l'est, caricatural ce qui est éminemment sérieux.

Le décor s’est installé de lui-même. Suivant cette approche pernicieuse du présent, des personnages sont placés comme des pions. Des gens, confrontés chaque jour au réel, voient le cours de leur vie et leurs actions se draper d'un voile manichéen et hors sol. Iels deviennent des instruments, comme toujours, mais en étant mis cette fois-ci sur le devant de la scène : au cœur du mécanisme.

Pour nos décideurs·ses, les ignorer n'est plus de bon ton par les temps qui courent; il faut s'en servir, et le faire bien. Ainsi deviennent-ils des héros. Des héros tels qu'on en voyait pendant les guerres, de ceux qui se donnent corps et âme pour sauver leur patrie. Des héros qui, sans le sous, payent de leur chair ce que la société leur impose de payer. Ce sont des héros, car iels incarnent cet idéal sacrificiel qui rassure tant d'âmes en temps de crise. Une sorte d'opium du peuple, que celui-ci n'aurait pas choisi par lui-même.

L'Etat, cette grande machine rouillée, a toujours besoin de ces incarnations fantasmées et fait encore résonner La Marseillaise pour motiver ses troupes. 

Pour qu’aucun ingrédient ne vienne manquer à la recette, il lui faut maintenant créer une opposition contrastée. Nous avons donc les militaires sacrifié·es contre le terrorisme, les héros sacrifiés contre le virus et... les travailleurs·es sacrifié·es pour la croissance. Sans ces figures combatives, pas de France, pas de “rayonnement”, pas de “développement”. 

Mais lorsque l'on sort de ces carcans, les choses se révèlent sous un autre jour et le voile tombe bien vite. Nous découvrons que ces héros ont tous un point commun : la précarité dont ils sont en proie. Une précarité -ou plutôt des précarités- qui rendent leur tâche ingrate, difficile, relevant d'une lutte de chaque instant. Ce n'est pas leur statut qui en font des héros, mais bien les conditions dans lesquelles iels l'exercent. Car, ce que nos décideurs·es nous imposent aujourd'hui, c'est une expropriation du réel. Ils en sucrent toute la substance pour n'en garder que la couche la plus superficielle. En dépit de cela, les héros ne sont pas les leurs, ni même ceux des amateurs·trices d'applaudissements à 20h. 

Héros d’un jour, précaires toujours

S'iels doivent être autre chose que des travailleur-es indispensables au mécanisme sociétal, iels sont alors des résistant•es. Voilà une autre tradition française romancée dont ils incarnent une forme plus moderne : la résistance au néolibéralisme. N'en déplaise aux conteurs·trices d'histoires soporifiques : c'est là que l'héroïsation peut avoir lieu -si elle doit exister. 

L'État voudrait nous faire avaler une figure du héro qui, à travers sa modestie et sa condition précaire, trouve un idéal dans le salut d'autrui. Comme si le simple fait d'aider ses semblables rendait intensément riche celui ou celle qui s'y attèle. Celui ou celle qui ne demande rien, mais qui pourtant fait tout, sera canonisé·e. Comme si la France était peuplée de Saint-François d'Assise, porteurs des stigmates d'un capitalisme mortifère, et finissant porteurs du virus à force d’exposition au danger.

Tout cela n'est qu'illusion, vous l'aurez compris. Nous aurions davantage à gagner en considérant les soignant·es, les postier·ères, les livreur·ses, les cassières·ers, comme des personnes en lutte, et non comme des héros. La société n'est pas faite de romantisations, mais d'histoires de luttes. A l'inverse, l'héroïsation des emplois précaires contribue à les accepter comme tels, sans ne jamais questionner les circonstances.

Elle contribue à stratifier et à creuser un rapport de force entre classes, en accordant un statut exceptionnel aux strates inférieures lorsque les strates supérieures en ont besoin. Pire encore, l’héroïsation produit l’effet d’une forte angoisse et d’une culpabilisation pour les travailleurs·ses, poussé·es à faire plus, mieux, parfois jusqu’à la mort. En témoigne l’histoire de cette infirmière qui a préféré se trancher la gorge que de contaminer son mari qui s’était mis à tousser. Hier prolétaire raillé; aujourd'hui héro de la nation; demain à nouveau ignoré.

Alors, s’il reste, dans ce monde, un tant soit peu de respect pour ces travailleurs·euses, ne les traitons pas de héros, ni d'instruments étatiques, ni de soldat·es au front. Personne ne devrait en perdre la vie, encore moins poussé•e par un Etat incapable de se mouiller lui-même. Comme disait Boris Vian : « S'il faut donner son sang, allez donner le vôtre, vous êtes bon apôtre, Monsieur le Président ». Regardez bien ces hommes et ces femmes, et voyez-les comme des frères et sœurs de lutte, profondément ancré·es dans le réel. Voyez-les comme le pilier de notre monde, voyez-les pour ce qu'ils et elles sont : des humain·es pris·ses à la gorge par la main invisible du marché.

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