Mouvement des "Gilets Jaunes" / Entre rassemblement spontané et naissance d'une situation de crise politique

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« Mais c'est une révolte ? Non sire, c'est une révolution ! », tels sont les mots attribués au duc de La Rochefoucault Liancourt, le soir du 14 juillet 1789, qu'il aurait prononcé après le réveil de Louis XVI à Versailles pour l'informer de la situation dans les rues de Paris.

Bien que d'une ampleur moindre, cette même phrase aurait pu être attribuée à l'un·e des collaborateur·rice·s d’Emmanuel Macron le soir du 17 novembre 2018. Outre les questions de sémantique, loin du simple jeu d'amalgame entre le comportement de l'actuel président français et celui d'un monarque de l'ancien régime, l'homologie de situation peut s'imposer comme une évidence si l'on regarde ce que ces simples mots semblent dire. On peut y voir, sans forcément faire d'interprétations orientées, le symbole d'un mépris de classe, d'une déconnexion de la réalité, voire même d'un déni de la situation qui marque les visions de la société de ces deux dirigeants, puisque Macron se plaît lui-même à utiliser cette terminologie d'ancien régime quand il déclare que le "sommet", à savoir lui-même, doit se réconcilier avec "la base". Peut-on pour autant considérer que nous sommes à l'aube d'une révolution ? Que ce mouvement des « Gilets Jaunes » se destine à quelque chose de plus grand que lui ? Il est bien évidement trop tôt pour se prononcer, que ce soit du point de vue du recul historique face aux événements ou simplement lié au fait que nous ne sommes qu'au début de ce mouvement, qui, encore naissant, cherche à s'installer, avec ses hésitations, avec ses maladresses…

Malgré cela, de nombreux jugements se font déjà entendre sur ce mouvement, né de manière quasi spontanée à la suite de l'annonce de la hausse du prix des carburants par le gouvernement, ayant causé l'indignation de la population et fait naître une volonté de s'opposer à cette nouvelle politique portant un peu plus préjudice aux conditions de vie d'une grande partie de la société française. Et si pour une fois, le mépris de classe, n'était pas seulement l'apanage des dominant·e·s, mais se retrouvait également entre dominé·e·s ? Parmi les plus critiques vis-à-vis de ces protestations se retrouvent en effet les habitué·e·s des grands mouvements sociaux, parfois proches socialement des protestataires d'aujourd'hui. Plutôt qu'un mépris de classe, le terme de mépris d'expérience serait plus approprié : « pourquoi bloquer un samedi ? », « pourquoi pas faire une grosse manif le jeudi partant de Répu et allant à Bastille ? », … à cela il faut ajouter une levée de bouclier, plus que légitime, face à la récupération du mouvement tentée par les grandes figures de la droite et de l'extrême-droite française, nationalistes, racistes, … « Je suis les gilets jaunes » aurait dit, bien que résumé de manière grossière par votre serviteur, Nicolas Dupont-Aignant, soutien de Marine LePen aux dernières présidentielles, souverainiste assumé, xénophobe décomplexé. La réalité a pu, dans certains lieux, à certains moment, donner raison à cette crainte de récupération par l'ennemi politique, par cette France fascisante/fascisée, en témoignent les slogans ultra-patriotiques, les revendications souverainistes et les comportements racistes, islamophobes, … Est-il cependant sage de résumer ce mouvement à cela ? L'amalgame « gilet jaune » = « veste vert de gris » est-il de mise ? Nous connaissons tous·tes la réponse à cela : non. Catégoriquement non, définitivement non. Comme cela peut agacer de voir une mobilisation étudiante résumée à l'UNEF, ou une manifestation de travailleur·euses attribuée dans son ensemble à la CGT.

De là, on peut penser qu'il s'agit d'ailleurs du rôle des « professionnel·le·s du désordre » que de rejoindre ces cortèges, pour prévenir davantage cette fascisation du mouvement et tenter de canaliser cette énergie débordante, qui, puisque l'analogie a été à de moult reprises utilisée ces derniers jours, s'est transformée en « la goutte d'eau qui fait déborder le vase ». Plutôt que de critiquer de fond en combles ce mouvement, ne laissons pas le pouvoir en place stopper le débordement, ou du moins tenter de faire barrage à celui-ci, mais ajoutons notre goutte à ce vase déjà trop plein. Faisons entendre nos revendications, contre le gouvernement, mais également contre cette extrême-droite opportuniste, faisant son beurre sur le sentiment de mise à l'écart, ô combien légitime d'une partie de la population, proposons des alternatives concrètes, là où ces partis se confortent dans la facilité de critique de l'Union Européenne. Ces revendications, il nous faut les porter dans ce mouvement, qu'elles viennent s'ajouter à ce « ras-le-bol général », si intéressant quand on étudie les crises politiques.

 

17 novembre dernier, les "Gilets Jaunes" envahissent la place de la Concorde © LaMeute - Graine

 

C'est en effet ce que l'on peut comprendre de la sociologie des changements de régime, dans l'interprétation qu'en a Michel Dobry, préférant d'ailleurs le terme de « crise politique » à celui de « révolution », pour des raisons de compréhension, mais également pour échapper au poids normatif, historiquement et géographiquement centré qui accompagne l'imaginaire de la révolution. C'est d'ailleurs le titre qu'il a donné à son ouvrage, Sociologie de Crises Politiques, paru en 1986, dans lequel il pose les bases de sa vision des crises politiques. Face au mouvement des « Gilets Jaunes », il peut permettre de comprendre certaines choses qui apportent alors un éclairage nouveau sur cette situation qui fait autant espérer que craindre pour la suite des événements.

Cet ouvrage peut être vu comme un manuel à destination de toute personne qui souhaiterait analyser un contexte de changement de régime. Dobry y donne en effet plusieurs conseils, présente une forme de démarche à suivre. Il incite d'abord à se séparer de plusieurs illusions que le·a chercheur·se peut être tenté·e de suivre. La première : l'illusion de l'histoire naturelle, qui incite à chercher des lois générales des situations de crise, des récurrences, et qui pourraient nous empêcher de comprendre les spécificités de cette situation. La deuxième, plus importante dans le cas présent, est l'illusion héroïque : elle tend à surévaluer le rôle de personnes ou de groupes de personnes dans le mouvement. Le parallèle est ici évident avec la tendance que l'on peut avoir à associer directement le mouvement des gilets jaunes à un mouvement d'extrême-droite nationaliste. Là se pose la question de la récupération politique. Ne serait-il pas trop simple de considérer que la présence et les déclarations de ces figures d'extrême-droite pourraient venir entacher un mouvement entier ? Peut-on attribuer à certaines personnes l'émergence d'un mouvement spontané ?
Enfin, la troisième est celle qui nous intéresse le plus : l'illusion étiologique, c'est-à-dire la tendance que l'on a à tenter d'expliquer ces situations par des facteurs qui lui sont extérieurs, à lui donner une cause et des conséquences, sans prêter attention à ce qui se déroule réellement dans ces moments. Peut-on appréhender pleinement une crise politique sans s'intéresser à son déroulement ? Il reste tout de même difficile de prendre en compte les conseils de Michel Dobry à ce stade du mouvement, puisque le modèle qu'il propose s'applique plus facilement à un changement de régime qui a déjà eu lieu et non pas à une situation de début de crise, à la naissance d'un potentiel mouvement.
Mais le point le plus important, en ce qui nous concerne, reste son approche de la composition du mouvement et des revendications qui en émanent. Si il y a un point sur lequel les observateur·rice·s comme les participant·e·s s'accordent, c'est sur le message que porte le mouvement des « Gilets Jaunes » : au delà d'un simple protestation contre la hausse du prix du carburant, il s'agit surtout d'un « ras-le-bol général ». Cela est d'ailleurs un outil de critique facile à l'encontre de cette mobilisation, sans revendication précise, que l'on peut attribuer à telle ou telle partie de la société, « c'est confus », « y'a pas de ligne précise »… Et à cela, on peut répondre que c'est justement le terreau le plus favorable à une contestation globale du pouvoir en place. Il ne s'agit plus de scinder les luttes, d'opposer les revendications, mais bel et bien de lutter ensemble contre un ennemi commun, gardant les explications pour plus tard. Ici, c'est la notion de multi-sectorialité de la contestation que l'on peut mobiliser dans la théorie de Michel Dobry, c'est dire que différents secteurs de la société se retrouvent dans le même mouvement, que leur revendications fusionnent … c'est de là que naît une contestation globale, un ras-le-bol général. Partant de là, on peut penser que ce mouvement des « Gilets Jaunes » réalise une convergence des secteurs de la société, puisque le prix du carburant touche une très large partie de la population, issue de professions diverses, d'origines sociales et géographiques variées… La contestation n'est d'ailleurs pas centrée uniquement sur Paris, mais touche également le reste de la France, trop souvent oublié par les représentant·e·s politiques et pareillement par les grands cortèges parisiens. Une partie de la France pour laquelle cette hausse du prix des carburants est d'autant plus significative qu'elle n'est pas couverte par de vastes réseaux de transports en communs, qui, bien que payants, facilitent tout de même les déplacements dans les grandes villes.

En bref, l'idée qui se dessine ici, est celle d'une mobilisation qui n'est pas restreinte à un pan de la société et l'on peut considérer que l'on est face à une convergence (partielle) des groupes mobilisés, qui n'attend que la convergence des revendications pour prendre des allures de convergence des luttes.

Malgré tout cela, la prudence reste de mise : il y a en effet une forte présence de l'extrême-droite au sein de ce mouvement, qui n'a peut être pas senti son potentiel, bien senti par ces opportunistes réactionnaires. La situation a tout pour prendre une envergure bien plus grande, car face à ces revendications ne se dressent que les matraques et gaz lacrymogènes, tentant vainement de masquer un mépris présidentiel toujours plus grand. La colère monte, le vase déborde de plus en plus, mais cette colère ne doit pas être l'outil des autoritarismes. Ne reproduisons pas les erreurs du passé, quand, lors de situations pareilles ce sont les fascismes qui ont su réconforter la population, sous l’œil attentiste de « la gauche ». Cela n'enlève pas le sentiment de malaise que l'on peut ressentir face aux mobilisations des gilets jaunes, qui se laissent aller au sexisme, au racisme, à l'islamophobie, à l'homophobie, au repli patriotique… Il n'empêche qu'il ne tient qu'à nous de porter nos slogans plus fort que ceux de l'extrême droite, de substituer l’Internationale ou Bella Ciao à une Marseillaise aux forts relent de nationalisme.

Il n'en reste pas moins que ce mouvement hétérogène a un grand potentiel, qui peut tout autant l'amener aux portes de l’Élysée qu'il peut ne mener nulle part.

ANNEXES :

Quelques jours après le début de ce mouvement, force est de constater que l'on semble se diriger peu à peu vers une amplification et une diversification du mouvement, qui compte bel et bien prendre en compte toutes les revendications. En témoignent notamment les tentatives de formations de cortèges antiracistes parmi les « Gilets Jaunes », ou encore, bien que peu nombreux, les appels à converger samedi vers la marche NOUS AUSSI contre les violences sexistes.
Pour autant, les comportements de certaines personnes au sein de ce mouvement ne font que renforcer les appréhensions naturelles que l'on pouvait avoir vis-à-vis de ce mouvement. L'exemple le plus marquant mais également le plus horrible reste celui de Flixecourt, ou certain·e·s « Gilets Jaunes » ont trouvé bon, après avoir découvert 6 réfugié·e·s dans un endroit clos, de les y bloquer le temps que les gendarmes prévenus avant cela arrivent.

Malgré cela, l'exemple de La Réunion, où le mouvement s'est transformé, selon les mots du procureur, en une forme de « guérilla urbaine » est plus qu'une incitation à poursuivre et amplifier le mouvement. De plus, pour la première fois, le gouvernement semble avoir peur de « la base », comme le prouvent les propos du président, annonçant la mobilisation de l'armée pour rétablir l'ordre sur ce territoire réunionnais. Les spécificités de la situation à La Réunion, ainsi que des revendications qui lui sont propres rendent difficile toute forme de comparaison, on peut néanmoins considérer cela comme un exemple à suivre.

Le début de quelque chose de grand, ou le retour à la normale face un mouvement fermé à toute autre forme de revendications ?

Premiers éléments de réponse ce samedi 24 novembre.

© LaMeute - Dare