Zyed et Bouna / Remettons-nous en question, ou ils sont résolument morts pour rien

 

Il y a des noms qui jalonnent nos luttes.
Les façonnent.
Parfois les démarrent.

De ces noms-là, les cultures populaires ne retiennent pas que ceux des « Grands Hommes » - moins encore, hélas ! ceux des « Grandes Femmes ». Elles retiennent les noms qui leurs ressemblent. Les noms auxquels les classes populaires s’identifient, et les souvenirs qui s’y rattachent sont souvent aussi sombres que la couleur de peau des gens qui les portent. Elles en font un symbole, et de là se forge une identité. Se forge une conscience qui traverse le temps.

De ces noms-là, certains reviennent plus que d’autres. Se dessinent sur les murs des quartiers. Se scandent dans les cortèges.

De ces noms-là.
Il y a Zyed Benna.
Il y a Bouna Traoré.

Comme le disait Médine dans « Grand Paris », « Dès que le coeur d’un grand homme s’arrête / Paris donne son nom à une artère / Moi j’suis pour qu’le Boulevard de la Villette / Soit rebaptisé Bouna et Zyed ». Mais Zyed et Bouna sont-ils seulement des « Grands Hommes » ? Il demeure que leur mort le 27 octobre 2005 dans un transformateur EDF à Clichy-sous-Bois (93), après avoir fui la BAC les poursuivant, fut l’amorce d’une révolte de 3 semaines à travers toute la France. A l’époque, les commentaires politico-médiatiques n’allaient cependant pas dans ce sens. « Voyous », « racailles » pour certains comme Nicolas Sarkozy, Ministre de l’Intérieur d’alors ; « une honte pour le pays » selon d’autres. Mais qu’en était-il pour celles et ceux qui, 3 semaines durant, ont participé à « l’émeute de l’automne 2005 » ?

Dans un essai sur la discipline historique, l’historien Pierre Laborie affirme que « l’événement est ce qu’il advient à ce qu’il est advenu », ou en d’autres termes, que le fait en histoire n’a de sens qu’à travers sa répercussion dans le temps. « L’événement » de l’automne 2005 n’est pas une « émeute ». Une émeute ne dure pas 21 jours de suite. Une émeute ne touche pas 274 communes d’un même pays simultanément. Une émeute ne mobilise pas 11 500 policiers à la fois. Une émeute ne requiert pas le vol de 7 hélicoptères en roulement jour et nuit. Une émeute n’amène pas à l’arrestation de 5 200 personnes, et l’emprisonnement de 800 d’entre elles. Une émeute n’est pas assez grave pour instaurer l’état d’urgence. Ce faisant, « il y a l’émeute, et il y a l’insurrection » comme le théorisait Victor Hugo dans « Les Misérables » ; et de cette clarté ressort un fait : « l’événement » de l’automne 2005 n’est rien d’autre qu’une insurrection. Il ne viendrait à l’idée de personne de qualifier Mai 68 « d’émeute », alors pourquoi en est-il autrement avec une révolte qui a tant fait trembler la République que la classe politique en vienne à instaurer l’état d’urgence jusqu’à 2 mois après la fin de celle-ci ? L’intensité et la violence de Mai 68 en ferait un événement à part ? Au 10 mai 1968, au plus fort des affrontements, on dénombrait 125 voitures brûlées et 469 personnes interpellées. Au 7 novembre 2005, c’est 1408 voitures et 395 interpellé·es.

C’est dans cette représentation commune de l’insurrection du 27 octobre 2005 que l’on trouve les réponses aux questions qu’elle suscite. Un rapport de huit pages daté du 23 novembre 2005, rédigé pour Sarkozy par la Direction Centrale des Renseignements Généraux (DCRG, ancêtre de la DGSI actuelle), évoque ces révoltes encore toutes chaudes non comme étant une « émeute », mais bien une « insurrection urbaine non-organisée », « un mouvement de révolte populaire des cités ». Les Renseignements Généraux iront jusqu’à affirmer sans détour que « restreindre les derniers événements à de simples violences urbaines serait une erreur d'analyse ».

Si les RG l’ont eux-mêmes reconnu, pourquoi parle-t-on encore aujourd’hui « d’émeutes de 2005» ? Cela tient paradoxalement au fait qu’il règne dans l’imaginaire collectif cette idée qu’il n’y a pas de politique faite dans nos quartiers populaires ; quartiers livrés par conséquent à l’incapacité de s’exprimer politiquement. Sur ce plan-là, également, les RG apportent des éléments de précision. Ils affirment en outre que « la mouvance d'extrême gauche n'a pas vu venir le coup et fulmine de ne pas avoir été à l'origine d'un tel mouvement ». Et c’est peu dire ! N’a-t-on pas lu dans les colonnes du Monde les propos de Lutte Ouvrière le 7 décembre 2005, qualifiant les révoltes de « mouvements asociaux » ? Et qu’en est-il au niveau syndical ? Les organisations politiques, de la gauche de gouvernement à l’extrême-gauche extra-parlementaire, sont restées incroyablement muettes sur les raisons de cette insurrection. Tout au plus se sont-elles contentées d’attaquer Nicolas Sarkozy et sa politique du « tout-sécuritaire », ou de dénoncer la mise en place de l’état d’urgence à partir du 8 novembre 2005. Dénonciations qui ne portaient pas sur le caractère discriminatoire de l’état d’urgence, qui visait une catégorie bien précise de la population française - les racisé·es des quartiers populaires, mais sur l’atteinte aux libertés fondamentales de tous·tes les Françaises que celui-ci semblait menacer. Une invisibilisation totale de ce qui était au coeur de la révolte.

Car qu’y a-t-il de plus « social » qu’un mouvement contre les violences policières racistes dans les quartiers populaires depuis plus de 20 ans ? Qu’y a-t-il de plus social qu’une révolte qui, selon les mots des RG, toujours, portaient sur la « condition sociale d’exclus de la société française » des insurgé·es ? On leur a reproché de ne pas s’organiser en « véritable » mouvement social, ce qui fut faux au regard des marches organisées, des associations mobilisées, des logiques d’autodéfense élaborées et de ce slogan devenu symbolique : « morts pour rien » ; imprimé sur des t-shirts, tagué sur des murs, scandé dans les rues. On ne tient pas 3 semaines de révoltes sans organisation. Un slogan qui, de dénonciation d'une mort injuste de deux jeunes n'ayant rien à se reprocher, est passé à la revendication politique et antiraciste à mesure que s'étendait la révolte.
Et si les gauches ne les ont pas compris, tous ces signes, tout ce « répertoire d’action collective » cher à l’historien Charles Tilly, c’est qu’elles n’étaient pas en mesure de les entendre, car n’avaient cessé depuis les années 1980 de déserter ces quartiers marqués par l’immigration post-coloniale ; préférant l’ouvrier·e Blanc·he à l’ouvrier·e Noir·e ou Maghrébin·e.

Mais pourquoi parler AUJOURD’HUI, 16 novembre 2018, d’une insurrection qui eut lieu 13 ANS AUPARAVANT ? Dans un premier temps parce les gauches ont à cette époque fait l’erreur de ne pas s’impliquer activement dans ce qui fut la plus grosse révolte de la Ve République - quoi qu’il en sera dit. Mais également parce qu’elles n’ont toujours pas tiré les enseignement de cette erreur.
Car qu’en est-il aujourd’hui de l’investissement de ces gauches dans les quartiers populaires ? Tant qu’il y aura des justifications nauséabondes apportées au fait que l’on se déplace volontiers pour une manifestation cheminotte et pas pour Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise (95), aucune leçon ne sera tirée de « l’autre Octobre-Novembre ».
Remettons-nous en question, dans nos pratiques révolutionnaires, dans nos investissements, dans nos alliances - ou bien Zyed et Bouna sont résolument morts pour rien.
L’Histoire - l’Histoire grand H - est coutumière des coïncidences. Elles finissent par se charger d’un sens et d’une symbolique. Ce n’est que force de sens si, pile 50 ans après Mai 68, la quasi-totalité des universités s’est retrouvée prise dans un mouvement d’occupation d’ampleur monstrueuse. Force de sens si le 22 mars 2018 a été un point de départ dans nombre d’entre elles, comme à Paris 4 Paris-Sorbonne.

La révolte de l’automne 2005 s’est achevée officiellement le 17 novembre 2005, la France entière constatant collectivement l’extinction de l’incendie. Toute une partie de la gauche radicale, conjointe à la gauche révolutionnaire, se trouverait fort dépourvue si, demain, 17 novembre 2018, le mouvement des « Gilets Jaunes » s’avérait être un point de départ. Car c’est d’un revers de main que cette question a été balayée par nombre d’entre nous, sous prétexte - certes non-négligeable - que des fascistes notoires aient soutenu l’initiative. Mais enfin : Marine Le Pen ne s’est-elle pas positionnée très tôt contre la Loi Travail ? A-t-on cessé toute mobilisation pour autant ? D’ailleurs, une seule pétition d’un million de signatures nous a permis de légitimer le mouvement naissant contre cette loi. Sous quels prétextes allons-nous invalider celle qui avoisine les 900 000 signatures appelant au blocage de demain ? Que dire de l’appel de la CGT-PSA à participer à cette journée de blocage ?

Ces mêmes gauches se retrouveraient également fort dépourvues si elles se détournaient des rencontres nationalels des quartiers populaires, organisées ce dimanche 18 novembre à Epinay-sur-Seine, auxquelles se joindront toutes les luttes des quartiers populaires de ces dernières années.

De toute évidence, il y a très peu de choses en commun entre l'insurrection de 2005 et ce que donnera sans doute la journée de demain. Peut-être même n'y a-t-il rien en commun. Mais force est de constater que les deux partagent le mutisme des milieux militants des diverses gauches.

Quiconque ne veut pas entendre n’écoute pas. Et en écoutant bien, c’est se tromper que de ne réduire le mouvement des « Gilets Jaunes » à un simple ras-le-bol contre la hausse des prix des carburants. Les causes sont plus profondes, et inaudibles aux militant·es des hyper-métropoles que nous sommes pour beaucoup. Il en va de la même dangerosité que de ne réduire ce qui se passe dans les quartiers populaires à une simple lutte contre la violence de la police, et non comme un mouvement profondément social, et essentiellement révolutionnaire. Les gens qui mirent le feu à la France en 2005 ne voulaient pas simplement la brûler. Il s'agissait de la changer.

Les milieux militants révolutionnaires se plaignent régulièrement du manque d’espaces dans lesquels leurs discours puissent être audibles. Mais nous entretenons une ambiguïté paradoxale à ne les chercher que dans nos zones de conforts, et à ne jamais aller les chercher où l’on ne les attendrait pas.

Il serait peut-être temps pour nous maintenant de prêter une oreille attentive à ce qui s'exprime de social dans un autre langage que le nôtre ; dans un langage qui a trop tendance à nous paraître infantile ou rétrograde.

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